"Note" du 24 avril 2020

Dr Christian HUGUE
Président du CD92OM

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Il était 20 h passées et une brise légère succédait à cette belle journée ensoleillée du Printemps, annonçant déjà la fraîcheur de la nuit.

J’ai pris ma voiture pour me rendre dans cet EHPAD qui venait de m’appeler en renfort. C’était la 3éme fois qu’on me sollicitait pour visiter des patients dans différents EHPAD de mon secteur, puisque j’avais pris cette décision d’être volontaire et bénévole pendant cette situation de crise sanitaire sans précédent. Je pense que c’est le rôle de chaque médecin, d’agir dignement et de se rendre utile pour une population menacée . Nos aînés confinés dans les EHPAD étaient pour moi en grande souffrance, se sentant abandonnés, et je me considérais plus apte et dans mon élément pour leur être utile, que j’aurais pu l’être en réanimation, secteur d’une haute technologie.
Être médecin n’est pas une profession, c’est un état altruiste, généreux et bienveillant !

C’est la première fois que j’allais dans cet établissement, dont on m’avait donné, par téléphone, le code de la porte d’entrée.
Un courant d’air soudain glacial souffle sur le chemin qui mène à la résidence, car la porte principale est condamnée pendant le confinement, et je dois rentrer par l’arrière du bâtiment.

Une fois la porte ouverte, un manteau de tristesse m’envahit et éveille tous mes sens : des bruits de gémissements lointains, cette odeur si particulière qui mélange celle des fluides corporels, des linges souillés et des produits nettoyants et puis il y a cette pâle nitescence telle une lumière blafarde qui donne à l’ambiance générale une atmosphère propice à la lypémanie.

Personne à l’accueil, le hall est vide et je ne peux m’empêcher de penser qu’il est envahi du virus tueur le COVID 19 !
Des chaises alignées d’un côté et des bureaux de l’autre forment un couloir qui empêche quiconque de se diriger vers les locaux de l’administration et m’indiquent le chemin menant vers le grand escalier. J’imagine que le réfectoire, les cuisines et la salle de réception occupent le premier étage, et c’est donc au 2éme étage que je suis accueilli par une jeune femme en combinaison blanche, déguisée en cosmonaute, dont je ne vois que les yeux, et qui à travers son masque me guide oralement vers une pièce non éclairée dans laquelle je vois le matériel nécessaire pour me protéger. Je reprends mon souffle, devenu soudain court par les deux étages gravis prestement, l’ambiance lourde et pesante, et ce climat anxiogène qui m’habite peu à peu. Je m’habille vivement, enfilant cette combinaison en tissu non tissé par-dessus mes vêtements, glissant la cagoule sur ma tête, et des sacs poubelle en guise de sur-chaussures. Un masque et des gants complètent ma panoplie , puis, sans dire un mot, la petite cosmonaute m’accompagne vers la chambre où je suis attendu.

Elle est étendue là sur le lit, gisant sans couverture. Je note ce corps inerte et obèse duquel toute vie s’est évanouie. Je vois également , de l’autre côté du lit, un autre cosmonaute un peu plus grand et plus fort. En fait, il s’agit de deux jeunes femmes dont l’une est toute fluette et l’autre plus charpentée.
Un malaise profond inonde l’abandon de cette chambre et alourdit ma peine. Le corps allongé est celui d’une vielle dame obèse à la peau cireuse et aux traits émaciés. Machinalement et par réflexe, j’attrape sa main tandis que mes doigts se dirigent vers la gouttière radiale sans que je parvienne à sentir la moindre pulsation. Mon regard s’attarde un instant sur la table de chevet où sont déposés les témoins de sa vie. Un réveil qui affiche un temps qui ne s’est pas arrêté, un chapelet , un pêle-mêle de plusieurs photos dont certaines sont jaunies et j’y devine un mariage, un militaire, une scène d’anniversaire et des jeunes enfants notamment , mais je n’ai pas le temps de fouiller les souvenirs que déjà, on me tend son dossier médical et le parcourant je retiens qu’elle était diabétique et qu’elle était infectée par le Coronavirus.

Elle est donc décédée d’une détresse respiratoire aiguë. Je l’observe longuement : « le décès paraît réel et constant » !

La mort a fauché cette vie coupant irrémédiablement le fil d’une histoire, de son histoire. Les deux jeunes femmes cosmonautes s’excusent alors de m’avoir dérangé pour cela mais elles ne parviennent pas, seules, à soulever le corps sans vie. Je les rassure car je devais de toute façon venir établir le certificat de décès. Le sac mortuaire me parait si petit, si désuet pour contenir toute une vie et ses souvenirs.
 J’imagine le passé de cette femme, de cette grand-mère, qui va laisser des proches en plein désarroi…

Je frissonne et je sens un abandon intense, tandis que mes yeux se brouillent dans un nuage de larmes…

Qu’on en finisse, vite ! Le corps est lourd et inerte. C’est avec peine et au prix d’importants efforts que nous réussissons enfin à le faire pénétrer dans la housse si funeste.

Je remonte la fermeture-éclair dans un bruit étrange qui me sort d’une torpeur dans laquelle je m’étais réfugié tel un automate. Mes mains cramponnées à la tirette, sous le menton, s’arrêtent un instant sur ce visage qui n’a plus de regard , n’a plus de sourire et est resté figé dans un effroyable rictus.

Je prends conscience que je rencontre cette femme pour la première fois et que je l’enferme dans ce linceul sordide lui ôtant toute lumière pour l’éternité.
Je remonte jusqu’en haut la fermeture-éclair en fermant les yeux. J’ai enfermé le Covid et ce corps vide à jamais !

On n’aura presque pas parlé avec les cosmonautes mais je suis sûr qu’elles vivent sur une autre planète !

Je suis admiratif de leur courage, de leur dévouement, de leur abnégation et de leur métier qui les condamnent au sacrifice.
 
Je n‘oublierai jamais ces instants de ma vie, et comme Alain « le souvenir commence souvent comme une cicatrice ».